En botanique, un rhizome est une tige souterraine qui se propage horizontalement et se régénère à l’infini en un réseau végétal bourgeonnant et vivace. En philosophie, pour les phares de la « French Theory », Gilles Deleuze et Félix Guattari, c’est un mode de pensée non hiérarchique, non linéaire et interconnecté, aussi libre que la plante dont il emprunte le nom.
Désormais, c’est aussi celui d’un ensemble de musiciens et musiciennes aux parcours pluriels et aux origines multiples, réunis en Rhizomes et farouchement attachés à cette horizontalité dans l’action comme à l’infinitude combinatoire qu’offrent leurs chants et instruments, irrigués de plusieurs langues (arabe, hébreu, français) et langages musicaux.
© Christophe Beauregard
Leur premier EP de six titres envoutants et mystérieux, comme leurs concerts où survient toujours l’inattendu, sont autant d’illustrations de l’organisme vivant et en mouvement qu’ils ont créé collectivement. Leurs égos sont ainsi remisés sous les « War rugs », ces tapis de guerre afghans qu’ils ont détournés sur la pochette en remplaçant les fusils et les roquettes par des instruments pacifiques, rendant limpide le message d’une musique de profonde réconciliation. N’allons pas croire pour autant que l’on tient là une énième bande de hippies utopistes, car Rhizomes n’a rien d’un bouquet de fleurs brandi sans grand espoir face à la surenchère belliqueuse de l’époque. Lorsqu’ils décident au début de la décennie de faire cause commune, malgré leurs cheminements individuels dans le jazz, la chanson française, la pop teintée world, le classique contemporain ou la musique expérimentale, c’est vers le rock, parfois le plus abrupt, qu’ils se dirigent intuitivement.
Rhizomes, EP 6 titres, sortie prévue le 16 janvier 2026. Graphisme ©Julie Politi
Ils ont chacun le souvenir des musiques cataclysmiques avec lesquelles ils ont grandi (Nirvana, Rage Against The Machine) et, même en mûrissant, de leurs intacts pouvoirs cathartiques, de ce plaisir aussi à jouer à fort volume qui n’empêche en rien la grâce et la poésie de surgir.
Les voix et les synthétiseurs analogiques de Yael Miller et Donia Berriri, la rythmique tellurique de Baptiste Germser (basse, également au bugle) et Roland Merlinc (batterie), les guitares alternant fines pluies d’arpèges et averses électriques de Thomas Caillou, la chaleur orientale conjuguée à la glaciation post-rock occidentale, sont autant de chocs thermiques, chimiques, qui procurent à leur son un caractère unique.
Ils citent aussi bien PJ Harvey que la regrettée chanteuse américano-mexicaine Lhasa de Sela (dont ils ont repris El Desierto), les formations frondeuses Godspeed You ! Black Emperor ou Swans, la bande-originale lancinante de Neil Young pour le Dead Man de Jim Jarmush, le syncrétisme joyeux de Rachid Taha ou les scansions politiques de Kae Tempest, et si le Square Alain Bashung est mentionné au détour de la berceuse Goutte d’or, qui clôture l’EP, ce n’est évidemment pas un simple hasard géographique. Ils ont choisi Dialogues en titre d’ouverture, ce n’est pas un hasard non plus, car il s’agit de la traduction en hébreu d’un poème du Syrien Nizar Kabbani, où la combinaison des voix de Yael, originaire de Tel Aviv, et de Donia, française issue de l’immigration nord-africaine, traduit cette harmonie possible dont la musique est le liant suprême.
Ils ont choisi Dialogues en titre d’ouverture, ce n’est pas un hasard non plus, car il s’agit de la traduction en hébreu d’un poème du Syrien Nizar Kabbani, où la combinaison des voix de Yael, originaire de Tel Aviv, et de Donia, française issue de l’immigration nord-africaine, traduit cette harmonie possible dont la musique est le liant suprême.
Mizmor (« psaume » en hébreu) est un autre prodige d’équilibre entre les mots de l’écrivaine juive polonaise Wislava Szymborska, rescapée d’Auschwitz et prix Nobel de littérature, qui parle de l’absurdité des frontières, et ceux du poète palestinien Samih al-Qâsim sur le même thème. Toutes ces correspondances secrètes, ces réseaux souterrains mis à jour par la magie des textures et des textes donnent leur force à cette musique qui semble renverser les montagnes, tracer une ligne de crête entre tension et émotion, inventer sa propre territorialité en s’implantant en force dans les terres de contraste.
Hawava, inventé en croisant le mot « amour » de l’hébreu (Ahava) et « passion » (Hawa) de l’arabe, aborde cette fois les sentiments à travers une focale plus générale, presque abstraite, et les voix chantées et parlées se mélangent à leur tour sur une toile musicale fragile, comme suspendue à un fil, avec le bugle et les guitares climatiques pour soutien.
J’oublie est au contraire une chanson directement inspirée par la tragédie du Bataclan et, sous l’aspect suppliciant d’une prière frappée au cœur par un orage sonique, évoque les dysfonctionnements des sociétés qui engendrent des monstres.
Kalb Isha, un autre croisement de l’hébreu et de l’arabe («coeur de femme»), parle encore de la guerre, des femmes qui élèvent des enfants pour les envoyer au combat, de la glorification des martyrs, et des dévastations intimes où surnagent les souvenirs. Plus directe que les autres, cette chanson-signature de Rhizomes est la parfaite synthèse du chant oriental sinusoïdal et d’un rock éruptif, comme sorti de terre en une gerbe d’incandescence.
Conçues et malaxées en studio (pour reprendre un terme bashungien) avec pour urgence d’être jouées, voire déjouées, sur scène, l’endroit où leur ferveur collective trouve sa plus pure incarnation, ces premières chansons donnent déjà toute l’ampleur d’un projet sans cesse en évolution. Un rhizome qui n’a pas fini de se répandre.